Innovation
Trop radical ? Prenons la démocratie au sérieux !
lundi, 1. juillet 2024
De Simone Prodolliet
Certains cercles avancent qu’il est trop radical d’exiger un droit à la naturalisation. D’une part, il y a ceux qui craignent qu’une telle requête effraie le « peuple » et conduise à un rejet écrasant et colossal dans les urnes. On n’aurait ainsi rien gagné : au contraire, en essayant de faciliter la naturalisation, on risquerait de faire un grand saut en arrière et d’aller jusqu’à perdre les progrès accomplis à ce jour.
Après tout, la structure fédéraliste de la Suisse et l’autonomie des communes permettraient déjà aux cantons, communes ou villes à tendance progressiste d’utiliser leur marge de manœuvre pour naturaliser de manière « plus généreuse ». Une approche par étapes offrirait des chances beaucoup plus grandes en permettant de procéder progressivement, ce qui finira par nous conduire, dans un certain délai (non déterminé), à l’objectif souhaité (à peine plus déterminé). Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’on assiste régulièrement à des efforts pour rendre la loi sur la nationalité plus restrictive. Nous devrions donc défendre les acquis actuels, qui se sont déjà bien améliorés au cours de ces dernières décennies, au lieu de risquer de les perdre.
D’autre part, il y a celles et ceux qui rejettent un droit à la naturalisation qu’ils jugent trop radical, car il serait contraire à l’immuable principe régissant la transmission de la nationalité suisse. Selon ces personnes, on devient Suissesse ou Suisse principalement par héritage selon le principe du droit du sang, à l’origine par un père suisse (ou une mère suisse dans le cas de couples non mariés), puis, depuis la révision du droit de la filiation en 1976, également par une mère suisse mariée à un étranger. La transmission de la nationalité par filiation serait pour ainsi dire inscrite dans l’ADN porteur de l’image que la Suisse a d’elle-même. L’adhésion à ce principe permettrait également aux Suisses et Suissesses de l’étranger de se sentir filles et fils de la nation suisse, même en vivant à l’étranger depuis la troisième ou la quatrième génération et sans guère entretenir de relations avec leur pays d’origine.
Enfin, il y a celles et ceux qui font valoir qu’une naturalisation ne devrait pas être accordée juste comme cela, sans « examen » préalable. L’aptitude des candidats à la naturalisation doit être prouvée par l’« intégration ». Ainsi, le droit à la naturalisation est trop radical et doit être rejeté, car il permettrait de transformer sans distinction des étrangères et étrangers en ressortissantes et ressortissants suisses – des personnes qui, dans certaines circonstances, n’ont pas intériorisé les valeurs suisses.
« Naturaliser » – « assimiler » – « naturaliser de force »
Ce qui est qualifié de « radical » n’a cessé de changer au fil du temps. Du point de vue actuel, on peut trouver bien utopique le postulat de 1898, lorsque le conseiller national saint-gallois Theodor Curti proposait de réduire le nombre croissant d’étrangers en « naturalisant » les enfants d’étrangers nés en Suisse, dans le sens d’une « assimilation ». À l’époque, l’assimilation s’entendait comme l’intégration civique des étrangers vivant en Suisse, les menant à assumer des devoirs et exercer des droits de participation politique. Ce postulat a été suivi par diverses initiatives similaires au début du 20e siècle, dans les villes de Bâle, Genève et Zurich, visant à accorder le droit de cité aux étrangers après une certaine période de séjour. Plus tard, des revendications autour du conseiller national bâlois Emil Göttisheim entre 1900 et 1910 préconisaient la possibilité de faire progresser, par le biais de la naturalisation, l’« assimilation » des immigrants dans le sens de leur intégration dans la société. Par une naturalisation forcée, les étrangers présents en Suisse depuis deux ans devaient devenir des citoyens suisses et donc partie intégrante de la population suisse.
Cependant, le déclenchement de la Première Guerre mondiale a brusquement mis fin à ces revendications et changé en profondeur le discours sur l’accès à la nationalité. Entre 1919 et 1952, la loi sur les naturalisations est devenue de plus en plus restrictive, notamment en augmentant progressivement les exigences de la durée minimale de résidence de six à douze ans. En outre, la nationalité ne devait être accordée qu’aux personnes qui pouvaient prouver qu’elles s’étaient « résolument » adaptées à la situation suisse et qu’elles avaient démontré leur aptitude à être des « citoyens suisses fiables ».
Le vent en poupe grâce au discours sur l’intégration
Dans les décennies qui ont suivi les années 1980 et 1990, la question de la naturalisation facilitée, en particulier pour les jeunes, a été à nouveau soulevée dans le cadre des discussions sur l’intégration des étrangères et étrangers. Les modèles soumis aux électeurs en 1983, 1994 et 2004 apparaissent comme des propositions plutôt prudentes par rapport aux exigences du tournant du siècle et s’inscrivent dans la stratégie des petits pas. En 1983, le texte proposé devait faciliter la naturalisation de certaines catégories d’enfants de mères suisses ; en 1994, il s’agissait de faciliter la naturalisation des enfants nés dans la deuxième génération d’immigrés ; en 2004, on prévoyait de naturaliser automatiquement à la naissance les petits-enfants de de ressortissantes et ressortissants étrangers nés en Suisse. Tous les modèles ont été rejetés par le peuple ou par les cantons. Ce n’est qu’en 2017 que le peuple a approuvé le projet de naturalisation facilitée des enfants de la troisième génération d’étrangers. Il faut cependant noter que les conditions qui doivent être remplies demeurent restrictives et n’aident dans les faits qu’un nombre limité de membres de la troisième génération à obtenir le passeport suisse.
Repenser radicalement
Le lien entre l’octroi de la nationalité et l’idée de l’intégration des personnes immigrées transparaît dans les discussions depuis les exigences posées au tournant du 20e siècle. Ce que l’on entendait par intégration ou « assimilation » a évolué au cours des débats. Alors que les propositions de la génération de Curti et compagnie considéraient l’octroi de la nationalité comme un moyen d’intégration, les interventions depuis les années 1980 s’inscrivent dans un argument inverse : les étrangères et étrangers qui se sont intégrés doivent recevoir le passeport suisse en récompense, dans le sens d’un « couronnement » du processus d’intégration. Cette dernière approche, même si elle intègre que la démocratie suisse doit être définie par des citoyennes et citoyens qui s’identifient à ses valeurs, risque de permettre au système actuel d’octroi de la nationalité de mesurer avec différents poids et mesures. En effet, les exigences relatives au critère d’intégration ne sont pas interprétées et mesurées de la même manière dans tous les cantons et toutes les communes.
Une démocratie solide et l’image gagnante que la Suisse a d’elle-même n’offrent pas seulement des conditions optimales pour l’intégration des personnes immigrées. Elles permettent également de repenser la société, d’imaginer une Suisse qui considère les personnes qui y vivent comme des Bürgerinnen und Bürger, des citoyennes et citoyens. Les demandes que l’on qualifie aujourd’hui de radicales, déjà proposées il y a plus de cent ans, devraient à nouveau servir de cap pour l’octroi de la nationalité. On parle ici de personnes qui vivent en Suisse depuis des années, voire des décennies, ou qui y sont nées, qui paient des impôts, qui maintiennent en vie l’économie et les assurances sociales, qui connaissent les conditions locales et qui se sentent appartenir à la Suisse. Les doter de droits civiques ne devrait donc pas être considéré comme une proposition particulièrement radicale. Comme prochaine étape, il serait logique de prendre la démocratie au sérieux. Car le demos doit être constitué des personnes qui vivent ici. Une Suisse forte a besoin non seulement de celles et ceux qui ont obtenu la citoyenneté suisse par hasard dans leur berceau, mais aussi des personnes qui les ont rejoints plus tard et apportent à présent leur contribution à la société locale. Et ce n’est en fin de compte que sur des membres à part entière qu’une démocratie forte peut compter.
Références bibliographiques
_Regula Argast : Staatsbürgerschaft und Nation. Ausschliessung und Integration in der Schweiz 1848-1933, Göttingen 2007.
Commission fédérale des migrations CFM : Das Schweizer Bürgerrecht. Historische Übersicht 1848-2006, Berne 2006. (www.ekm.admin.ch)
Pascale Steiner et Hans-Rudolf Wicker (dir.) : Paradoxien im Bürgerrecht. Sozialwissenschaftliche Studien zur Einbürgerungspraxis in Schweizer Gemeinden, Zurich 2004.
Philippe Wanner et Rosita Fibbi : L’accès à la naturalisation facilitée des personnes de la troisième génération. États des lieux après trois ans de mise en œuvre (2018-2020). Berne 2022.
SIMONE PRODOLLIET est anthropologue sociale et ancienne directrice de la Commission fédérale des migrations. Depuis son départ à la retraite, elle exerce plusieurs mandats dans les domaines des migrations et des droits humains._
